Le Spinoza de Maxime Rovere ne ressemble pas aux autres. On y retrouve difficilement les repères proposés par les grands commentateurs français de Spinoza – ceux qu’ont mis en place Martial Gueroult, Alexandre Matheron ou même Gilles Deleuze. « La lecture de Rovere, observait Pierre-François Moreau en 2006, est hétérodoxe. Mais peut-on reprocher à un spinoziste de n’être pas orthodoxe ? »

En guise d’élément de réponse, on trouvera ici le discours de prononcé par M. Rovere le 10 juin 2010 à l’ENS de Lyon pour sa soutenance de thèse. Celle-ci s’intitulait : « Le passage à l’action. Connaissance et affects dans la philosophie de Spinoza. » Etienne Balibar y a vu la « naissance d’un spinozisme sceptique ».

ENS de Lyon, le 10 juin 2006.

 
 
 

Madame, Messieurs les membres du jury,

 

La thèse que je voudrais soutenir devant vous aujourd’hui est qu’il n’y a pas d’ontologie de Spinoza, qu’il n’y a pas de théorie de la connaissance chez Spinoza, qu’il n’y a pas non plus de théorie des passions ; en un mot, qu’il n’y a aucun système de Spinoza. Rassurez-vous, je ne vais pas nier qu’il y ait une philosophie de Spinoza. Je voudrais simplement soutenir qu’elle est morte.

 

Cette thèse, qu’on peut estimer faible en ce qu’elle est entièrement négative, est l’aboutissement d’un travail sur les textes de Spinoza destiné à interroger le rapport entre la connaissance et les affects. L’entreprise initiale était relativement modeste, il s’agissait de comprendre le sens d’une seule et unique phrase que l’on trouve dans l’Ethique : « un affect qui est une passion cesse d’être une passion sitôt que nous en formons une idée claire et distincte » (Proposition 3 de la Cinquième Partie). D’une certaine manière, cet énoncé laissait présager sa réciproque, à savoir qu’une idée philosophique (c’est-à-dire issue de la philosophie de Spinoza, mais aussi de n’importe quelle autre, lue à la manière dont Spinoza invite à le faire) cesse d’être philosophique, sitôt qu’elle n’est plus la forme singulière d’un affect. Ceci est en somme l’aspect positif de la thèse que je désire soutenir aujourd’hui, et que j’argumenterai en reprenant, de la manière synthétique qu’offre le plan de l’Ethique elle-même, les difficultés que l’on rencontre, du moins celles que j’ai rencontrées, en tentant de comprendre la proposition V, 3.

 

Il s’agit, vous l’aurez compris, de prendre à rebours la lecture naturelle de l’Ethique, celle que chacun est amené à faire, selon laquelle Spinoza avancerait des thèses, puis les utiliserait pour en avancer d’autres, et ainsi de suite, selon une marche qui n’est pas seulement commune, mais qui semble consubstantielle à la philosophie. Il suffit de lire les titres des parties pour savoir de quoi il s’agit : Spinoza traite d’abord « De Dieu », c’est-à-dire qu’il fait proprement de la métaphysique, puis « De la nature et de l’origine de l’Esprit », c’est-à-dire qu’il tire de sa métaphysique des considérations anthropologiques sur le sujet de la connaissance, puis « De l’origine et de la nature des Affects », ce qui étend le champ d’investigation anthropologique aux passions et aux actions, et ainsi de suite. Cette lecture suggère en définitive que la philosophie de Spinoza consiste en la fabrication d’un objet, qui serait un système philosophique, que l’examen des textes nous permettrait de reconstruire. Alors, le privilège de l’historien de la philosophie serait d’être à même d’éprouver cette structure pour voir si elle tient. Mais la difficulté est que l’objet en question a quelque chose d’une couverture trop courte : en rétablissant les choses d’un côté, on met à jour une difficulté qui apparaît de l’autre, qu’on ne résout qu’à mettre en question ce qui était admis, et ce jeu-là (qui signale en fait la dynamique antisystématique de la pensée) est en réalité sans fin. Curieusement donc, la lecture naturelle finit par considérer le jeu dans la pensée de manière négative. C’est pourtant parce qu’il y a du jeu, que l’on peut dire qu’il y a de l’idée.

A l’inverse, en considérant ce dynamisme d’une manière positive, il m’est apparu qu’en soulevant les plus invraisemblables difficultés de compréhension, Spinoza laissait volontairement s’effondrer, partie par partie, ses propres théories les unes après les autres. C’est en suivant ce fil-là, c’est-à-dire en suivant la manière dont sa pensée échoue en fait à faire une idée qui soit un objet, c’est-à-dire à produire quelque chose qui soit comparable à un tableau (une sorte de contruction intellectuelle), qu’il m’a semblé faire l’expérience de l’originalité d’un propos, qui est je crois celui de Spinoza dans l’Ethique.

 

En commençant sa réflexion avec les concepts généraux de la substance et des attributs, de Dieu et des modes, Spinoza situe d’abord incontestablement son discours dans le registre de la métaphysique. En effet, en tant que la métaphysique définit le fait de parler de l’existence en général, et en particulier de ce qui ne se perçoit pas par les sens ou par l’imagination, la première partie de l’Ethique relève assurément de la partie du discours philosophique que l’on appelle métaphysique. Mais en tant que ces mots sont censés se rapporter à quelque chose, la pensée de Spinoza non seulement n’en relève plus, mais s’y attaque avec énergie.

En effet, Spinoza soutient que l’intellect perçoit ce qui est, c’est-à-dire l’être que résume le terme de substance, seulement sous l’aspect d’un attribut ou d’un autre : sur ces fondements, l’être en tant qu’être n’a tout simplement aucun sens. On ne peut parler de l’être que dans la mesure où l’on en choisit une expression précise, qui ne soit pas métaphysique. L’homme n’a ainsi que deux choix, il peut concevoir les choses soit en termes de corps, soit en termes d’idées. Autrement dit, il n’y a pour Spinoza d’ontologie proprement dite, que celle que constituent la physique d’une part, et la théorie de la connaissance d’autre part. Mais l’ontologie comme telle est en fait impossible.

(Ici, une remarque s’impose : selon Spinoza, penser la substance sans se placer sous un attribut ou un autre, on ne le peut pas. Mais dans toute cette première partie, il n’est question ni de corps, ni d’idées, sauf en passant, lorsqu’il s’agit de faire quelques remaruqes dans les scolies. C’est la première occurrence d’une situation qui va revenir plusieurs fois : il dit qu’on ne peut pas le penser ; mais il le fait.)

Il n’y a donc pas chez Spinoza de science de l’être en tant qu’être, il y a seulement une conception de l’être en tant qu’il se conçoit. Par conséquent, c’est en déterminant comment l’être se conçoit (à savoir par l’intellect) que l’on accède à ce qui est (la réalité). En ce sens, la métaphysique de Spinoza se résorbe entièrement en une théorie de la connaissance, en ceci que l’être est précisément ce que le concept fait concevoir. Sur ces fondements, l’alternative entre l’idée et le réel est détruite. Spinoza ne réduit donc pas la métaphysique à n’être qu’une vue de l’Esprit ; il montre plutôt en quoi les vues de l’Esprit fondent et constituent la réalité même. La grande transformation réside en somme en une certaine situation de l’être : l’être, autrement dit la réalité, est défini(e) comme un certain rapport, qui a nécessairement son lieu dans une conscience, et n’est rien en dehors ou abstraction faite d’une conscience.

Par conséquent, si le livre I (pour parler comme certains commentateurs) est intitulé « De Dieu », cela n’a de sens que dans l’exacte mesure où cette étude constitue la première partie (« prima pars », c’est dans le texte) de l’éthique, c’est-à-dire du livre Ethique, mais aussi du travail de philosophie pratique qui porte ce nom. Et s’il est exact (selon une hypothèse largement partagée) que l’Ethique s’est d’abord appelée Philosophie, la première étape de cette réduction de toute la philosophie à la seule éthique, est assurément la reconduction de la métaphysique à une théorie de la connaissance.

 

Le malheur est que de théorie de la connaissance dans l’Ethique, à proprement parler, il n’y en a pas. En effet, les concepts fondamentaux de toute théorie de la connaissance sont les termes de vrai et de faux ; mais il n’y a pas de faux chez Spinoza. On peut considérer qu’affirmer l’inexistence du faux constitue en soi une certaine théorie : elle relève même d’une certaine tradition, puisque l’on trouve des positions philosophiques ressemblantes chez Augustin ou chez Descartes. Pourtant, chez ces auteurs, le faux est sans doute conçu comme une privation, mais cela n’empêche pas que l’on puisse effectivement mal penser, mal agir, eu égard à une norme absolue. Chez Spinoza, on ne le peut absolument pas : toute idée est vraie, non seulement en tant qu’on la rapporte à Dieu, mais surtout en tant qu’on la considère sous un certain rapport précis (en tant que ses causes la déterminent singulièrement comme une réalité positive). Il n’y a donc d’idée que plus ou moins vraie, en fonction des repères de validité auxquels cette vérité se rapporte. Comme ces repères de validité sont définis de manière interne, Spinoza remplace le souci de la vérité par le concept d’adéquation : ce qui importe est qu’une idée exprime parfaitement dans ses effets ce qu’elle tient de ses causes.

Néanmoins, ces considérations pourraient laisser provisoirement la place à une théorie, en ceci que la théorie du manque, que Spinoza fait s’effondrer faute de contenu, est à son tour relayée par celle des genres de connaissance, laquelle consiste à échelonner les idées depuis les moins adéquates jusqu’aux plus adéquates. Chaque idée est alors référée au repère de validité qui la détermine ; et comme ces repères sont définis de manière immanente (c’est-à-dire que ce sont ni plus ni moins les causes de l’idée) Spinoza remplace le souci de la vérité par le concept d’adéquation : ce qui importe est qu’une idée exprime parfaitement dans ses effets ce qu’elle tient de ses causes.

Le problème est que dans ce contexte, il n’y a plus aucun sens à discriminer le vrai et le faux (ce qui semble être le propos d’une théorie de la connaissance) puisque le fait de connaître produit nécessairement du vrai. Le seul enjeu de la connaissance est d’accéder à quelque chose qui n’est pas la vérité, mais le seuil de satisfaction apportée par le vrai, qu’exprime l’adéquation. C’est ainsi qu’un nouveau basculement a lieu, car la satisfaction n’a pour référence rien d’autre que le désir. Par là, la théorie de la connaissance se résorbe à son tour en une théorie des passions.

 

Du moins, elle le ferait, si une théorie des passions était seulement possible. Mais le même dispositif performatif qui empêche le rapport au vrai d’être théorique, empêche de prendre les passions pour objet : car concevoir correctement les passions, c’est produire de l’action. Il n’y a donc pas de théorie des passions, puisque les concevoir c’est les détruire.

Alors, on pourrait peut-être admettre une théorie des affects, les affects s’enchaînant les uns aux autres comme autant d’actions. La difficulté est cet enchaînement n’est nullement théorique. Contrairement aux passions, les actions produisent directement du réel. Par conséquent, l’idée même d’une théorie des affects est absurde, en ceci que ce sont les affects qui font, c’est-à-dire qui fabriquent et qui fondent la théorie. Et non seulement les affects ne ne peuvent pas être les objets d’aucune philosophie, mais surtout ils ne la fondent évidemment pas comme théorie : ils l’exercent comme pratique.

 

C’est ici, c’est-à-dire en somme au cœur de la fameuse proposition qui a orienté mon travail, que se nouent la réduction la plus fondamentale de toutes en ce qu’elle définit ce qu’est à proprement parler l’éthique : à savoir la réduction de la théorie en pratique.

En effet, si l’on imagine la méthode proposée par Spinoza comme celle d’un être étudiant ses passions de manière extérieure, on obtient un sujet de théorie, c’est-à-dire un sujet qui est lui-même théorique. Si, à l’inverse, on considère que la connaissance n’est que la méthode la plus efficace d’un affect contre les autres, alors le sujet devient l’effet d’unification, plus ou moins réussie, de la diversité des affects. Ce travail, qui est fondamentalement celui de la raison, a pour enjeu un effet structurant qui est cela même qui définit le sujet, c’est-à-dire la liberté de l’individu. Par conséquent, dans l’énoncé de la proposition V, 3, Spinoza montre comment on met à jour de l’idée, à savoir, en « formant » un « affect », ce qui déborde très largement le cadre de la morale, pour définir la philosophie naturelle (c’est-à-dire tous les types de connaissance humaine) dans son ensemble.

 

C’est pourquoi il me semble pouvoir conclure que, si un système philosophique est l’élaboration théorique de rapports qui permettent d’expliquer le monde, il n’y a pas de système de Spinoza. En effet, la philosophie n’est pas la production d’un monde théorique dans notre monde pratique. Ce serait inutile, mais ce serait surtout parfaitement impossible : parce que le monde n’est pas un objet, il n’y a tout simplement pas de théorie possible. Il n’y a que des pratiques.

 

Or, il ne peut pas être question de penser ces pratiques, puisque penser est en soi une pratique, par exemple lire, écrire, et peut-être parler. C’est donc de cette pratique de Spinoza que l’on fait l’expérience en le lisant, et en parlant et écrivant à son propos. Mais cette pratique telle que nous la faisons, qui a pour nom la philosophie, ne se rapporte pas du tout à Spinoza en tant qu’individu, c’est-à-dire en tant qu’il est le sujet des affects qui fondent le discours qui se tient dans l’Ethique. C’est en ce sens que la pensée de Spinoza est morte. La pensée définie comme nous l’avons fait meurt en même temps que le corps : elle est trop singulière pour qu’on l’importe dans l’espace collectif avec la même facilité qu’un nom d’auteur. Ainsi, il faut admettre que l’individu singulier qui s’exprime dans l’Ethique, et qui a pour nom Spinoza, cesse d’être un philosophe à partir de 1677, tout simplement parce qu’il cesse d’exister. A partir de cette date, ce que l’Ethique a de philosophique devient un artefact de lecture, comme la philosophie de Spinoza a été, jusqu’à 1677, un artefact d’écriture. Le livre écrit et l’auteur mort, il ne reste plus rien de la philosophie de Spinoza (en tant qu’elle se rapporte à lui). Il ne reste plus que le spinozisme, dont l’auteur n’est pas Spinoza, mais ses lecteurs.

 

Cela signifie que lire et commenter les textes de Spinoza, cela n’engage que nous (les vivants). La nature de cet engagement, Spinoza l’évoque en partie à la fin du chapitre XI du Traité théologico-politique. Là, il remarque que les apôtres auraient mieux fait, et que les théologiens feraient mieux, de tenir les spéculations philosophiques de côté, sans quoi les disputes continueront : la philosophie est donc par là même désignée comme l’espace de la dispute, c’est-à-dire d’une divergence entre individus, mais verbalement c’est-à-dire publiquement exprimée. Autrement dit, la philosophie est l’espace du discours politiquement libre, c’est-à-dire un discours mis en commun, à la recherche de sa propre liberté.

 

Parce que vous avez lu mon texte et écouté mon discours, vous avez pris une part très déterminante dans l’expérience que je puis faire de cette liberté. Pour cela, qui est déjà passé, et pour ce qui va suivre, autrement dit pour votre attention sans laquelle ma propre liberté n’aurait pas d’existence, très sincèrement, je vous remercie.